Nous avons chassé de la politique les abstractions métaphysiques et théologiques. Que reste-t-il, après cela? Il reste l’homme, ses désirs, ses besoins. La sécession, me direz-vous, et, à la longue, l’émiettement des nations sont la conséquence d’un système qui met ces vieux organismes à la merci de volontés souvent peu éclairées. Il est clair qu’en pareille matière aucun principe ne doit être poussé à l’excès. Les vérités de cet ordre ne sont applicables que dans leur ensemble et d’une façon très générale. Les volontés humaines changent; mais qu’est-ce qui ne change pas ici-bas? Les nations ne sont pas quelque chose d’éternel. Elles ont commencé, elles finiront. La confédération européenne, probablement, les remplacera. Mais telle n’est pas la loi du siècle où nous vivons. À l’heure présente, l’existence des nations est bonne, nécessaire même. Leur existence est la garantie de la liberté, qui serait perdue si le monde n’avait qu’une loi et qu’un maître.
Par leurs facultés diverses, souvent opposées, les nations servent à l’œuvre commune de la civilisation; toutes apportent une note à ce grand concert de l’humanité, qui, en somme, est la plus haute réalité idéale que nous atteignions. Isolées, elles ont leurs parties faibles. Je me dis souvent qu’un individu qui aurait les défauts tenus chez les nations pour des qualités, qui se nourrirait de vaine gloire; qui serait à ce point jaloux, égoïste, querelleur; qui ne pourrait rien supporter sans dégainer, serait le plus insupportable des hommes. Mais toutes ces dissonances de détail disparaissent dans l’ensemble. Pauvre humanité, que tu as souffert ! que d’épreuves t’attendent encore ! Puisse l’esprit de sagesse te guider pour te préserver des innombrables dangers dont ta route est semée !
Je me résume, Messieurs. L’homme n’est esclave ni de sa race, ni de sa langue, ni de sa religion, ni du cours des fleuves, ni de la direction des chaînes de montagnes. Une grande agrégation d’hommes, saine d’esprit et chaude de cœur, crée une conscience morale qui s’appelle une nation. Tant que cette conscience morale prouve sa force par les sacrifices qu’exige l’abdication de l’individu au profit d’une communauté, elle est légitime, elle a le droit d’exister. Si des doutes s’élèvent sur ses frontières, consultez les populations disputées. Elles ont bien le droit d’avoir un avis dans la question. Voilà qui fera sourire les transcendants de la politique, ces infaillibles qui passent leur vie à se tromper et qui, du haut de leurs principes supérieurs, prennent en pitié notre terre à terre. « Consulter les populations, fi donc ! Quelle naïveté ! Voilà bien ces chétives idées françaises qui prétendent remplacer la diplomatie et la guerre par des moyens d’une simplicité enfantine. » – Attendons, Messieurs; laissons passer le règne des transcendants; sachons subir le dédain des forts. Peut-être, après bien des tâtonnements infructueux, reviendra-t-on à nos modestes solutions empiriques. Le moyen d’avoir raison dans l’avenir est, à certaines heures, de savoir se résigner à être démodé. »
Ernest Renan – Жозеф Эрнест Ренан (1823–1892), философ и писатель, историк религии, филолог, эксперт по семитским языкам и культуре. Член Французской академии (1878). Известен благодаря тому, что одним из первых в научном сообществе своего времени обратился к изучению истоков раннего христианства. Его исследование «История Иисуса» (1863) вызвало большие дискуссии в обществе. Изучал вопросы национализма и национальной идентичности.
Fichte – Иоганн Готлиб Фихте (1762–1814), представитель немецкой классической философии, один из основоположников субъективного идеализма, который развивался на основе теоретических и этических работ Иммануила Канта. Из-за работ по политической философии Фихте часто воспринимается как отец немецкого национализма.
23A la recherche d’un nouvel « homme fort »
Installée depuis dix ans, la République parlementaire est secouée par des scandales. Le régime semble faible surtout face à l’Allemagne de Bismarck. L’hypothèse d’un retour de la monarchie s’éloigne. Mais un antiparlementarisme se développe et s’additionne à la naissance du « nationalisme » porté, entre autres, par Paul Déroulède. La République se cherche un chef républicain, ce qui n’est pas sans rappeler les aventures bonapartistes. Le ministre de la Guerre, le général Boulanger, qui a entrepris des réformes notables, devient très populaire dans ce contexte. En 1880, les Républicains imposent le 14 juillet comme la date d’une fête nationale qui est l’occasion de parades militaires dans les villes de France. En 1886, le général Boulanger, le « général Revanche », savoure sa popularité. Méfiants, les Républicains l’écartent. Il devient alors la figure de proue de l’opposition antiparlementaire et nationale. Après une vague tentative de coup d’Etat, Boulanger s’exile à Bruxelles où il se suicide. Malgré son échec, « l’affaire Boulanger » a ébranlé le régime et a permis la naissance d’un mouvement nationaliste particulièrement actif.
(…)
« La foule s’est aussitôt précipitée autour d’eux (les Tonkinois) et se montrait le lieutenant Delly, du IIIe, amputé du bras gauche le commandant de Douvres, du 12e d’artillerie, le lieutenant Hurlin, du 143e, etc., etc. On se montrait également un vieux sergent du 23e qui portait sur la poitrine, à côté de la médaille militaire et de la médaille du Tonkin, la médaille d’Italie. Ce brave serviteur du pays, qui compte vingt-cinq ans de service, a accompli au Tonkin, me disait un des officiers du détachement, des prodiges de dévouement. Les troupes, arrivées à une heure dans le bois de Boulogne, se sont rangées le long des avenues qui mènent au champ de courses. A trois heures, elles prenaient position sur le terrain, aux endroits qui leur avaient été assignés.
On a vu dans notre numéro d’hier l’emplacement et la nomenclature des corps qui prenaient part à la revue. A trois heures et demie, tout était prêt, les tribunes étaient bondées: on avait une peine énorme à s’y glisser. Dans la tribune du Jockey, on remarquait le maréchal de Mac-Mahon et la duchesse de Magenta, M. Ferdinand de Lesseps, le duc de Fitz-James, etc. Une foule de plusieurs centaines de mille hommes encombraient tout le pourtour du champ de courses et pendaient aux arbres comme des grappes humaines. Une averse très forte est tombée au moment où les troupes prenaient position, mais cela n’a été qu’un grain, et le temps a été beau jusqu’à la fin de la revue.
A quatre heures, arrivée du président de la République. M. Grévy à droite, M. de Freycinet à gauche, et sur le devant MM. Goblet et Sarrien. A cheval, à droite du landau, le général Boulanger, ayant en sautoir un grand-cordon étranger; à gauche, le général Savin de Larclause et comme escorte, un escadron de cuirassiers. Le drapeau est hissé sur le pavillon présidentiel; la batterie, établie sur la rive de la Seine, se met à tirer, et la revue commence.
Au fur et à mesure que le ministre, ayant à sa droite le général Saussier, gouverneur de Paris, passe devant les rangs, les généraux de brigade ou les chefs de corps font sortir des rangs ceux qui viennent d’être décorés, et leur remettent la croix, d’après le nouveau cérémonial adopté. (…) La revue terminée, le défilé va commencer. Le général Boulanger prend la tête, suivi de deux cents officiers d’état-major, et de trois ou quatre attachés militaires à peine, il passe devant la tribune présidentielle, salue de l’épée, puis vient se ranger en face des tribunes. L’état-major du gouverneur de Paris vient se placer à sa droite, et, au bout de quelques minutes, tous ces officiers avancent d’une dizaine de mètres vers les tribunes, prenant ainsi leur rang définitive (sic). Le lieutenant-colonel Dominé marche en tête des troupes du Tonkin, c’est un enthousiasme fou dans les tribunes. Un peu plus et on lui jetterait des bouquets. A sa suite, le détachement des 12e, 13e, 24e et 28e d’artillerie, les sapeurs des 1er, 2e, et 4e du génie, et le commandant Fraissynaud, avec deux compagnies des 23e, 111e et 143e de ligne. Autre succès pour le bataillon des tirailleurs algériens, pour les fusiliers-marins, l’infanterie de marine, autrement dit les marsouins et l’escadron mixte des chasseurs d’Afrique et des spahis. Le taconnet produit un effet très pittoresque dans ce tableau. (…) Après la gendarmerie qui, comme toujours, marche guère au pas, et la garde républicaine, paraissent les pompiers avec le nouveau casque. Nouveau succès pour ces braves.
(…) Enfin, apparaît l’infanterie. Il y a trois divisions, douze régiments. Le public s’y intéresse moins qu’aux autres corps, mais dans les tribunes, il y a des yeux qui regardent bien attentivement. Ce sont les officiers allemands, envoyés officiels ou officieux, qui s’inquiètent seuls du défilé de l’infanterie de ligne. (…) D’ailleurs, elle marche supérieurement cette année; elle ne veut point être en reste avec ses camarades du Tonkin qui défilent avant elle. (…) A six heures moins un quart, tout était terminé, et tous ceux qui avaient assisté à cette fête militaire regagnaient Paris en commentant les menus faits de la journée. (…) Pendant deux heures toutes les avenues qui mènent à Longchamp ont dégorgé sur Paris la foule immense des spectateurs. Le cheval noir du général Boulanger, magnifique bête que le ministre de la guerre a achetée tout dernièrement et payée six mille francs, était l’objet des conversations de tous; on remarquait en même temps que le ministre, entouré de son état-major, avait attendu devant la cascade l’arrivée du président de la République et avait chevauché à sa portière jusqu’à la tribune officielle, ce qu’aucun ministre de la guerre n’avait fait jusqu’alors. Somme toute, la revue s’est très bien passée, sans grand enthousiasme il est vrai, mais devant une foule très sympathique à l’armée, et qui disait très haut en parlant du ministre de la guerre, que « le général valait mieux que l’homme politique. » Le général Boulanger a lieu d’être satisfait.