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[Dorpat], 20 mars 1811
Je Vous envoye, mon Bien-Aimé, la description d’un nouveau boulet de canon infiniment plus meurtrier que le boulet ordinaire. J’ai attendu jusqu’à présent, quoique j’aie cette idée depuis longtemps, parce que j’ai craint que la chose ne devienne publique avant la campagne, si j’en parlais trop tôt. Il reste assez de temps pour l’exécution qui ne doit avoir lieu que quand les armées ennemies seront en marche. Mais les expériences préalables doivent se faire de bonne heure, et je Vous prie d’y assister Vous-même, et qu’elles se fassent à l’écart et secrètement. Le § 9 de la description contient la manière de les faire en sorte d’obtenir des résultats sûrs. Cette matière est difficile à traiter en théorie; je n’en donne que l’aperçu dans les § 4, 5, 6, 7 et 8 dont le dernier Vous sera le plus intéressant. Je joins au dessein, que j’ai fait exprès en petit format d’une lettre ordinaire, une explication à part pour celui que Vous chargerez de la fonte de ces boulets, où j’ai masqué ma main pour qu’elle ne soit pas reconnue. Vous pouvez avoir cette nouvelle invention d’où Vous voudrez; on n’en devinera jamais l’auteur.
J’ai frémi en travaillant cette idée. C’est un métier horrible que celui de raisonner de sang froid sur la manière la plus meurtrière de massacrer ses semblables! Aussi le Ciel m’est témoin que Vous êtes le seul à qui j’eusse pu faire part de cette affreuse invention. Votre cœur est sensible et juste; Vous ne pouvez faire la guerre que forcé par la nécessité; et dans une cause juste les armes les plus meurtrières sont les plus salutaires; voilà ce qui me rassure contre les reproches que je me suis fait cent fois.
Je n’ai reçu que depuis peu la nouvelle qu’on pourra en Allemagne me fournir les 2 télescopes pour le télégraphe. On y manque absolument de flintglas pour de grands objectifs achromatiques. Les télégraphes eux-mêmes sont commencés dès lors.
Êtes-Vous fâché, mécontent de moi? Mes travaux et mes lettres depuis mon dernier voyage sont restés sans effet; Vous n’avez pas même donné le rescript en faveur de la pauvre veuve Roth qui se consume de chagrin. Je Vous ai persuadé de la justice de ce rescript qui consiste simplement à déclarer que la pension que Vous lui avez accordée est pour sa subsistance et l’éducation de ses enfants et qu’aucun créancier de son mari ne peut y prétendre. Elle n’a pas fait de dettes, et cependant elle a donné tout ce qu’elle avait, sa propre terre et ses meubles pour satisfaire les créanciers; Vous lui avez accordé la pension plus d’un an après qu’elle avait fait tous ces sacrifices, et cependant on y a mis arrêt! Donnez ce rescript par justice et par pitié.
Vous faites refondre la monnaie de cuivre! Vous y perdez 8 à 10 p. C. sur la masse, presque autant en frais, et 25 p. C. de transport pour l’allée et la venue des monnaies. Où sera le gain par tant de perte? Et quand aurons-nous assez de cuivre en circulation?
Adieu, mon Bien-Aimé! Je me réjouis de Vos préparatifs militaires. Vous ferez la guerre avec succès et paraîtrez sur le théâtre du monde comme Vous le devez. Dites-moi un mot sur le nouveau boulet. Le canal que j’ai indiqué à Gessler est sûr.
Votre Parrot
165. G. F. Parrot à Alexandre IER
Dorpat, 4 avril 1811
Lorsque je Vous écrivis, mon Bien-Aimé, ma dernière lettre (celle qui contenait un petit traité sur les boulets de canon) je ne savais pas encore que Vous aviez décidé le différend concernant les pensions de nos orphelins en faveur de l’Université1. J’ai reconnu à cette décision Votre justice et surtout Votre cœur. Recevez les remerciements du mien qui n’est jamais plus heureux que quand il a à Vous remercier, quand il se sent attaché à Vous par de nouveaux liens. Vous sentirez la profonde vérité de ce sentiment en jetant un coup d’œil sur le passé, sur les 9 années des relations intimes où Vous m’avez placé vis-à-vis de Vous. Pendant ce long période tout a changé autour de nous. Nous seuls nous sommes restés fidèles, malgré tant d’orages qui s’élevaient entre Vous et moi. Vous avez le mérite de cette constance, mérite si rare dans un Monarque quand son soi-disant ami n’est pas un adulateur! Ce sentiment doit Vous faire plaisir et c’est pour moi une grande jouissance de Vous le rappeler.
Votre situation politique m’inquiète. Vous voyant Vous préparer si sérieusement à la guerre j’avais compté que la suite de ces préparatifs serait la publication d’une paix générale de Votre côté et de l’ouverture de Vos ports à toutes les nations. Mais Vous paraissez avoir pris une maxime contraire. Je comptais sur cette démarche non parce que tout Votre Empire l’espérait, mais parce qu’elle Vous est nécessaire, et que c’est le dernier moment de la faire avec avantage. Le cours de Votre papier tombe de nouveau et rapidement; par conséquent la valeur de Vos revenus; par conséquent le nerf de Votre force militaire. D’un autre côté Napoléon finira par subjuguer l’Espagne et le Portugal, quelque mal que puissent aller ses affaires, et quand il aura achevé au Sud-Ouest, il aura toutes ses forces pour agir au Nord-Est. Car d’après les calculs les plus probables la guerre d’Espagne ne lui coûte annuellement qu’environ 100 000 hommes, et sa conscription annuelle, sans ses dernières acquisitions, se monte à 80 000 hommes. Ainsi par cette guerre il n’a perdu réellement que 100 000 hommes, perte qu’il peut réparer aisément par une conscription extraordinaire. Si Vous Vous déclarez dans ce moment il ne peut Vous faire la guerre sans s’affaiblir des 200 000 hommes de ses meilleures troupes qu’il a en Espagne et en Portugal, et Vous êtes d’autant plus fort contre lui. S’il attend la fin de la guerre du Sud-Ouest (à quoi il sera forcé vraisemblablement par ses finances) pour Vous attaquer avec toutes ses forces, Vous avez tout ce temps pour Vous renforcer
Un article officiel de la Gazette de Pétersbourg dit que Vous êtes bien loin de rétablir la liberté du commerce et déclare l’opinion qu’on en a dans le public pour une manœuvre des marchands qui veulent ruiner les fabriques russes. Si cet article n’est pas une feinte, ne permettez pas qu’on débite de pareilles choses sur Votre compte. Vous savez aussi bien que moi que l’industrie du Russe ne peut pas s’élever à la hauteur de fabriques considérables aussi longtemps que la servitude n’est pas abolie, aussi longtemps qu’il n’y a point de tiers état, aussi longtemps que la population suffit à peine à l’agriculture encore si imparfaite de la Russie. En outre, quand ce principe serait aussi faux qu’il est vrai, ce n’est pas le moment d’établir des fabriques, mais le moment de conserver l’État, de relever la dignité de Votre Empire. Hâtez-Vous donc de déclarer que Vous êtes en paix avec tout le monde, d’ouvrir Vos ports à toutes les nations – et de finir la guerre inutile au Sud et Sud-Est qui dévore le peu de numéraire qui reste. Toutes les autres considérations sont petites à côté de celles-là et ne servent qu’à Vous affaiblir. Quand la querelle entre Vous et la France sera décidée, Vous pourrez faire alors ce que Vous voudrez dans l’intérieur et au Sud.
Pesez bien ces motifs, mon Bien-Aimé. Ils sont la quintessence de la politique que Vous devez avoir. Je serai inquiet tant que Vous ne Vous serez pas déclaré. Par contre Votre déclaration fera de la guerre une guerre nationale. Souvenez-Vous que avant Vos deux campagnes précédentes contre la France je déconseillais la guerre et que l’événement a justifié mon opinion. À présent je la conseille et l’événement me justifiera encore.
Votre Parrot
166. G. F. Parrot à Alexandre IER
[Dorpat], 10 mai 1811
J’ai une prière, mon Bien-Aimé, qui me regarde particulièrement. Un de mes fils, le cadet, fait un voyage scientifique avec Mr. d’Engelhardt. Ils sont en Crimée et désirent passer au Caucase pour faire des recherches géologiques sur sa partie la plus élevée, l’Elburus, et exécuter un grand nivellement barométrique, le plus grand qui ait encore exécuté, entre la Mer Noire et la Mer Caspienne, pour fixer avec précision la hauteur de celle-ci qui n’est encore que peu ou point connue1. Ils sont munis de tout ce qu’il faut pour ces deux importantes opérations. Mais il leur faut une escorte militaire pour entrer avec sûreté dans l’intérieur du Caucase. Veuillez la leur accorder. Vous le ferez sûrement; c’est pour mon fils que je Vous prie. J’ai écrit en détail ci-dessus au ministre de la guerre, et il ne faut qu’un mot de Votre part à Barklay. Je désire surtout que le ministre se hâte, parce que mon fils ne peut interrompre ses études que jusqu’à la fin de janvier et que le temps qui lui reste suffira à peine pour résoudre les deux problèmes qui sont le but de ce voyage, et qui assureront aux deux voyageurs une réputation littéraire qui rejaillira sur l’Université de Dorpat au sein de laquelle mon fils s’est formé au point de pouvoir faire une pareille entreprise avec les connaissances qui en assurent le succès, même avant d’avoir terminé son cours d’études.
Je n’ai encore rien appris touchant le rescript en faveur de la pauvre Roth. Vous ne l’avez sûrement pas oublié, surtout après ma dernière lettre. Mais je ne conçois pas pourquoi on n’en instruit pas la veuve Roth ou moi.
Il paraît que Vous n’aurez pas la guerre de sitôt. Je puis donc mettre de côté mes livres militaires que j’avais déjà pris. Que ne puis-je bientôt combattre à Vos côtés! Alors Vous seriez en tout satisfait de
Votre Parrot.
167. G. F. Parrot à Alexandre IER
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