«Allez leur expliquer la situation» me dit le Général Edqvist.
J’allai voir les prisonniers, je leur expliquai la situation.
«Nous ne reconnaissons pas le régime de Franco, nous ne voulons pas rentrer en Espagne» répondirent les prisonniers.
«Je respecte votre fidélité à vos opinions» dis-je, «mais je vous fais remarquer que votre position est très délicate. Si vous reconnaissez de combattre contre les Finlandais en tant qu’espagnols rouges, vous serez fusillés. Les lois de la guerre sont les lois de la guerre. Faites le possible pour que je puisse vous aider. Je vous en supplie, réféchissez. Au fond, vous êtes espagnols. Tous les espagnols rouges qui se trouvent en Espagne ont bien accepté le régime de Franco. Les rouges ont perdu la partie, leur loyauté ne leur empêche pas de reconnaître que Franco est vainqueur. Faites comme les rouges qui vivent en Espagne. Acceptez votre défaite».
«Il n’y a plus de rouges, en Esapgne. Ils ont été tous fusillés».
«Qui vous a raconté cette histoire?»
Nous avons lu cela dans les journaux soviétiques. Nous ne reconnaîtrons jamais le régime de Franco. Nous préférons être fusillés par les Finlandais que par Franco».
«Écoutez, je m’en fous de vous, de l’Espagne rouge, de l’Espagne de Franco, de la Russie, mais je ne peux pas vous abandonner, je ne vous abandonnerai pas. Je ferai tout mon possible pour vous aider. Si vous ne voulez pas reconnaître le régime de Franco, exprimer le désir de rentrer en Espagne, eh bien, je signerai la déclaration pour vous. Je ferai un faux, mais je vous suaverai la vie. Entendu?» «Non. Nous protesterons, nous déclarerons que vous avez abusé de notre signature. Nous vous prions, laissez-nous tranquilles. Et mêlez-vous de ce qui vous regarde. Êtes-vous espagnol? Non. Et alors, de quoi vous mêlez-vous?»
«Je ne suis pas espagnol, mais je suis un homme, je suis un chrétien, je ne vous abandonnerai pas. Je vous répète, laissez-moi vous aider. Vous rentrerez en Espagne, et là-bas vous ferez comme tous les autres, come tous les rouges, qui ont loyalement accepté leur défaite. Vous êtes jeunes, je ne vous laisserai pas mourir».
«Voulez-vous nous laisser tranquilles?»
Je m’en allai tristement. Le Gènéral Edqvist me dit:
«Il faut avertir le Ministre de Foxa, lui télégraphier qu’il vienne ici regler luimême cette question».
Je télégraphiai à de Foxà: «Prisonniers refusent viens vite les persuader».
Deux jours après de Foxà arrivait. Le vent du nord soufait avec violence, de Foxà était couvert de verglas. Dès qu’il me vit:
«Encore toi» me cria-t-il, «mais peut-on savoir de quoi te mêlez-tu? Comment veux-tu que j’arrive à les persuader, s’ils ne veulent pas? Tu ne connais pas les Espagnols, ils sont têtus comme de mulets de Tolède. Pourquoi m’as-tu télégraphie? Que veux-tu que je fâsse, maintenant?»
«Va leur parler» lui dis-je, «peut-être…»
«Oui, oui, je sais, c’est pour cela que je suis venu. Mais tu comprends, enfin…» Il alla voir les prisonniers, et moi je l’accompagnai. Les prisonniers furent irrémovibles. De Foxà les pria, les supplia, les menaça. Rien à faire.
«On nous fusillera. Bon. Et après?» disaient-ils.
«Après je vous enterrerai suivant le rite catholique!» criait de Foxà écumant de rage, les larmes aux yeux. Car mon cher Augustin est bon, et il souffrait, de ce magnifique et terrible entêtement.
«Vous ne ferez pas ça» disaient les prisonniers, «usted es un hombre honesto». Ils étaient tout de même émus, eux-aussi. De Foxà repartit accablé. Avant de partir il pria le Général Edqvist de garder les prisonniers encore quelque temps, et de ne rien déciser sans l’avoir averti. Il était assis dans le traîneau, et il me dit: «Tu vois, Malaparte, c’est de ta faute si je me trouve dans un tel état».
Il avait les larmes aux yeux, sa voix tremblait.
«Je ne peux pas penser au sort de ces pauvres garçons. Je les admire, je suis fer d’eux, des vrais espagnols. Oui; des vrais espagnols, fers et braves. Mais tu comprends…? Il faut fair tout le possible pour les sauver. Je compte sur toi». «Je ferai tout mon possible. Je te promets qu’ils ne mourront pas. Adios, Augustin».
«Adio, Malaparte».
J’allais chaque jour trouver les prisonniers, je tentais de les persuader, mais en vain.
«Nous vous remercions» me disaient-ils, «mais nous sommes communistes, nous n’accepterons jamais de reconnaître Franco».
Un jour le Général Edqvist me fit appeler.
«Allez voir ce qui arrive à ces prisonniers. Ils ont presque assommé un de leurs camarades. Et nous n’arrivons pas à comprendre pourquoi».
J’allai voir les prisonniers. Un s’eux était plein de sang, et il restait assis par terre dans un coin de la piéce, protégé par un soldat finlandais armé de la suomikuonipistoli, le fameux fusil mitralleur finlandais.
«Qu’avez-vous fait à cet homme?»
«C’est un traître» me répondirenr-ils, «un traditor».
«C’est vrai?» dis-je au blessé.
«Oui, je suis un traditor. Je veux rentrer en Espagne, je n’en peux plus. Je ne veux pas mourir. Je veux rentrer en Espagne. Je suis espagnol. Je veux rentrer en Espagne».
«C’est un traître! Un traditor!» disaient les camarades, le regardant d’un regard plein de haine.
Je fis enfermer «el traditor» dans une baraque à part, et je télégraphiai à de Foxà: «Il traditor veux rentrer en Espagne viens vite». Deux jours après de Foxà arriva. La neige tombait. Il était aveuglé par la neige, blessé au visage par les glaçons que les sabots des chevaux soulevaient de la piste glacée. Dès qu’il me vit:
«De quoi te mêles-tu? Peut-on savoir porquoi tu te mêles des choses qui ne te regardent pas? Tu n’as pas fini de m’embêter avec tes histoires? Où est-il, ce traître?» «Il est là, Augustin».
«Bon. Allons le voir».
«El traditor» nous reçut en silence. C’était en garçon de vingt ans, blond, aux yeux clair, très pâle. Il était blond commes les espagnols blonds, il avait les yeux clairs comme les espagnols aux yeux clairs. Il se mit à pleurer. Il dit: «Je suis un traître. Yo un traditor. Mais je n’en peux plus. Je ne veux pas mourir. Je veux rentrer en Espagne». Il pleurait, et nous regardait avec des yeux pleins de peur, d’espoir, de prière.
De Foxà était ému:
«Ne pleure pas» lui dit-il, «on va t’envoyer en Espagne. Tu y sera bien reçu. On te pardonnera. Ce n’est pas de ta faute si les Russes ont fait de toi, qui étais un gosse, un communiste. Ne pleure pas».
«Je suis un traître» disait le prisonnier.
«Nous sommes tous des traîtres» dit soudain de Foxà à voix basse.
De Foxà lui fit signer, le jour après, une déclaration, et partit le jour même.
Avant de partir il alla chez le Général Edqvist:
«Vous êtes un gentilhomme» lui dit-il, «donnez-moi votre parole que vous sauverez la vie de ces malheureux. Ce son des chic types. Il préfèrent mourir, plutôt que renier leur foi».
«Oui, ce sont des chic types» dit le Général Edqvist, «je suis un soldat j’admire le courage et la loyauté même chez les ennemis. Je vous donne ma parole. Du reste, je suis déjà d’accord avec le Maréchal Mannerheim. On les traitera comme des prisonniers de guerre. Partez sans crainte, je réponds de leur vie».
De Foxà serra la main du Général Edqvist en silence, la gorge éntraglée par l’émotion. Quand il s’assit dans le traîneau, il souriait.
«Enfin» me dit-il, «tu auras fini de m’embêter avec toutes ces histoires! Je vais télégraphier à Madrid, et dés j’aurai le réponse, on verra. Merci, Malaparte». «Adios, Augustin»
«Adios».
Quelques jours après arriva la réponse de Madrid. Le prisonniers fut accompagné à Helsinki, où l’attendaient un officier et un sousofficier espagnols. «El traditor» partit en avion pour Berlin, et de là pour l’Espagne. Il était clair que les autorités espagnoles voulaient monter l’afaire. Le prisonnier était comblé d’attentions, il partait plein de joie.
Deux mois après je rentrai à Helsinki. C’était le printemps, les arbres de l’Esplanade étaient couverts de feuilles neuves, d’un vert tendre, les oiseaux chantaient dans les branches. La mer, au fond de l’Esplanade était verte aussi, elle paraissait couverte, elle aussi, de feuilles neuves. J’allai prendre de Foxà à sa villa de Bruneparken, nous marchions ensemble de long de la mer, pour nous rendre au Kemp. L’ile de Suomenlinna était blanche d’ailes de muettes.
«Et le prisonnier, el traditor? Tu as de ses nouvelles?»
«Encore?» cria de Foxà, «mais de quoi te mêles-tu?»
«Cet homme, j’ai fait moi aussi quelque chose, pour lui sauver la vie».
«J’ai failli perdre mon poste, pour ce type là! Et c’est de ta faute».
Il me raconte que «el traditor» avait été reçu à Madrid fort bien. On le promenait dans les cafés, dans les théatres, dans la plaza dos toros, dans les stades, dans les cinémas. On le montrait, les gens disaient: «Tu vois ce beau garçon? Il était communiste, il a été fait prisonnier sur le front russe, il combattait avec les Russes. Il a voulu rentrer il a reconnu Franco en Espagne. C’est un brave garçon, un bon espagnol».
Mais «el traditor» disait:
«Ça, un café? Il faut voir les cafés de Moscou».
Et il riait. Il disait:
«Ça, un théatre? Un cinéma? Il faut voir les theâtres et les cinémas de Moscou».
Et il riait On l’emmena au stade. Il dit à haute voix:
«Cela, un stade? Il faut voir le stade de Kiev».
Et il riait. Tout le monde se retournait, et il disait à haute voix:
«Cela, un stade? Le stade de Kiev, celui là est un stade!»
Et il riait.
«Tu comprends!» me dit de Foxa, «tu comprends? C’est de ta faute. C’est aussi de ta faute. A Madrid, au Ministère, on était furieux contre moi. Tout cela pour ta faute. Cela t’ apprendra à te mêler des choses qui ne te regardent pas».
«Mais enfin, ce garçon… qu’est-ce qu’on lui a fait?»
«Que veux-tu qu’on lui fasse? On ne lui a rien fait» dit Augustin avec une voix étrange, «de quoi te mêles-tu?»