Переписка 1992–2004 — страница 56 из 83

Aristote qu’Aristote n’est lui- même distant de nous. C’est aussi loin qu’il faut remonter, s’il s’agit d’entrevoir ce qui, autrement, reste inapparent dans le rapport où viennent se lier entre elles “fabrication”, tevcnh et “technique”.

Pour sentir ce rapport historial, il faut d’abord avoir affronté ce que Jean Beaufret nomme “das Unaufhaltsame des Wesens der Technik”.

“Das Unaufhaltsame”: “Le caractère irrésistible” ai‑je traduit plus haut. Bien insuffisant, car il ne s’agit pas seulement d’une simple caractéristique. “Aufhalten”, c’est: retenir, arrêter, et plus particulièrement: arrêter quelque chose qui est en cours ou même en pleine course. “Das Unaufhaltsame”: ce qu’a de foncièrement inarrêtable, de réfractaire à tout endiguement, d’impossible à freiner ou refréner. Or ce qui se présente avec cette capacité de faire céder tous les efforts de blocage, c’est ce que Heidegger nomme: “das Wesen der Technik”.

Nous avons tendance à entendre cette locution comme désignant “l’essence de la technique”. Mais il vaut mieux quitter ce terrain — si du moins notre souci est de comprendre quelque chose à ce que Jean Beaufret est en train de découvrir en approfondissant sa lecture de Heidegger.

Car l’essence, ce que nous entendons sous ce nom, n’est autre que l’avatar, dans une philosophie devenue discipline d’école, de l’ei\do" — du visage immuable sous lequel se présente ce qui est quand le vise la tevcnh.

Lorsqu’il s’agit de comprendre — entendons bien: “comprendre” dans un sens plein, où ce n’est plus du tout la prise qui est au cœur de l’entreprise, mais bien, respectivement, la relation réciproque où s’entrecroisent et s’unissent ce qui est compris et ce qui le comprend — lorsqu’il s’agit de comprendre la technique, la prendre comme elle‑même s’y prend, c’est—à-dire en dégageant l’ei\do", n’est plus du tout de mise. En d’autres termes: lorsque Heidegger dit “das Wesen der Technik”, le mot “Wesen” n’a plus du tout l’acception traditionnelle d’essence.

Wesen est l’un de ces termes que Heidegger a écoutés avec la plus soutenue des attentions. Ce qu’il importe pour nous d’y comprendre, c’est que “Wesen” est un mot dont la résonnance est infiniment plus riche que celle d’un terme technique. “Das Wesen”, d’abord, est la pure et simple substantification du verbe “wesen”, lequel a connu, depuis le moyen—âge jusqu’à l’époque classique, un emploi très significatif dans la langue allemande. En particulier, ce verbe se signale par son aspect d’intense vivacité. Dans l’ancienne langue, il s’associe volontiers à deux autres verbes, “leben” (= vivre) et “wirken” (= être au travail) — de sorte qu’une locution comme: “lebet und weset und wirket” [il est en pleine vie et en plein travail] donne sur le champ un aperçu tout à fait prégnant de l’acception dans laquelle l’oreille allemande entend le mot “Wesen”. Je viens de le rendre tant bien que mal en combinant les deux verbes qui l’entourent: “leben” et “wirken”. Quand on évoque cette plénitude d’être en plein travail, et que l’on se la figure comme ne connaissant pas de cesse, on n’est pas trop loin, je crois, de ce qu’il s’agit de penser avec le mot “Wesen”, tel qu’invite à l’entendre Heidegger.

Le verbe “wesen”, cela mérite d’être remarqué, donne au prétérit du verbe “être”, sa forme: “war” (w.a.r) — exactement comme le radical indoeuropéen qui se retrouve dans le grec fuvsi" fournit au latin et au français la forme passée: fuit, il fut.

À l’époque où ce verbe était d’usage courant, “wesen” s’entendait (tout comme le sanscrit vâsatt: il habite) dans l’acception de “demeurer, “habiter” — mais faisons bien attention: au sens où habiter, si c’est bien d’habiter au sens factif qu’il s’agit, est aux antipodes de prendre des habitudes, puisque cela demande un continuel renouveau d’inventions et d’initiatives. Pour notre gouverne, et peut—être aussi afin d’en apprendre quelque chose, notons que le vieux mot français “estance” avait exactement cette acception: la demeure, le séjour — c’est—à-dire le fait de se tenir en un lieu [stlocus], cette tenue demandant à celui qui s’y tient, une attention soutenue et un travail de tous les instants.

Quand il donne des indications sur “Wesen”, Heidegger le rapproche volontiers du verbe “währen” (w.a tréma. h.r.e.n) qui n’est en fait que le duratif de “wesen”. Il suffit de songer à ceci: que durer, au sens plein, n’implique nullement l’immutabilité (est‑il besoin d’ajouter: tout au contraire?) — il suffit d’avoir remarqué cela pour commencer à voir s’ouvrir l’abîme qui sépare l’essence (au sens traditionnel) de ce que Heidegger entend avec “Wesen”.

“Das Wesen der Technik” — Jean Beaufret ne traduit pas, et pour cause! Pour le faire comme il faudrait, nous devrions trouver un mot ou une tournure dans lesquels parlerait une mutabilité, ou mieux, pour reprendre un vieux mot de notre langue: une “muableté” — dont la marque serait, plutôt que l’aptitude à simplement s’étendre continuement dans le temps, une véritable muance (on se souviendra qu’on disait autrefois “muance de terre” pour: tremblement de terre) — une “muance”, donc, où prédomine une intense capacité d’impulser toujours à nouveau. Il est dommage que le mot de “mouvance” se soit restreint à désigner exclusivement le fait juridique, pour un certain domaine, de relever d’un autre. Péguy a tenté, autrefois, de rendre à ce mot l’acception de: ce qui donne mouvement, ce qui ne cesse de remettre en mouvement.

Mais peu importe que nous n’ayons pas de mot pour traduire “Wesen”, pourvu que nous soyons en état de comprendre l’acception dans laquelle il faut le prendre. “Das Unaufhaltsame des Wesens der Technik”: par là se dit la propagation qui va s’élargissant et qui, du coup, revient animer encore plus profondément l’irrésistible lame de fond du phénomène qu’est la technique, lorsqu’elle est comprise à partir de cette plénitude qui la travaille, et que Heidegger comprend comme “Wesen der Technik”.

Ici, permettez‑moi de quitter un instant Jean Beaufret, pour aller jeter un coup d’œil directement chez Heidegger. Il nomme ce qui ne cesse de travailler au cœur de notre technique: “das Gestell”. Là encore, il importe bien plus de comprendre l’indication qui motive le choix de ce mot, que de vouloir imposer un terme susceptible, dans un lexique, de le traduire. André Préau l’a rendu par “arraisonnement”, ce qui est une excellente traduction, car, avec cette idée de “ramener de gré ou de force à la raison”, “passe” quelque chose de l’irrésistible mouvement de fond inhérent à la visée technicienne. Mais voilà qui ne doit pas arrêter notre réflexion; tout au contraire: il s’agit d’aller jusqu’à comprendre comment se fait l’arraisonnement. Or c’est justement ce que dit le mot: das Gestell, lequel ne demande qu’à parler. En lui se lit le radical du verbe “stellen”, la racine indo‑européenne * st(h)el-: faire se dresser debout. Est‑ce un pur hasard si, à cette époque qui est la nôtre, les productions de l’art contemporain sont nommées, par ceux qui les réalisent, des “installations”?

Les stèles, chères à Victor Ségalen, sont aux installations, dans le même rapport que la tevcnh vis à vis de la technique.

“Das Gestell”, ce mot où Heidegger cherche à dire la vive et muable mouvance de notre technique, ce mot (ai‑je dit) parle en toute clarté. C’est d’abord un mot de la langue courante (où il désigne tous les sortes de montages obtenus en assemblant des éléments destinés à se structurer en vue de former: un bâti, un support, un chassis). Mais il est déjà parlant rien que par sa composition. Le préfixe ge-, partout présent dans les langues germaniques, y signale un type remarquable d’unité, celle qui vient du fait que se réunisse, se rassemble — quoi, en l’occurrence? Eh bien ce qu’indique le radical verbal. Ce dernier — stell, stellen — nous l’avons déjà remarqué, signale une manière très précise de poser: poser debout, disposer relativement à une verticalité.

Nous n’avons pas, semble‑t — il, de terme français où cet aspect ressorte comme composante primordiale. Mais il y a bien un mot dans lequel le trait majeur qui importe à Heidegger vient quasiment de lui‑même au premier plan. C’est notre mot: “consommation” — à condition toutefois de le prendre à rebours de son sens habituel (la consommation d’énergie). Si l’on oriente l’écoute sur le sens fort du mot “sommation”, on peut l’entendre dire: la multiforme variété de sommations en lesquelles l’humanité planétaire se voit désormais sommée de ne plus rien viser (à commencer par elle‑même) que sous le visage sommaire de la totalité. Nous accédons manifestement au foyer de la question dès que nous apercevons comme moteur de l’arraisonnement la consommation telle qu’elle vient d’être cernée.

Dans sa lettre, Jean Beaufret ne dit pas un mot concernant cette sommation totale. C’est qu’à ce propos le requiert une autre question: d’où vient la sommation de poser, de disposer, d’installer qui anime la technique comme si c’était son foyer? Nous devons redoubler de prudence, car se demander d’où cela vient — malgré les apparences — ce n’est en aucune façon s’interroger sur une “origine” (ce mot entendu encore au sens habituel). Ce n’est pas demander quelle est la provenance de la technique, mais: être après à questionner son avenance.

Pour ne pas nous y perdre, suivons plus que jamais Jean Beaufret. La question de la technique, a‑t — il écrit, demande que l’on remonte par delà Aristote jusqu’à Héraclite parce que cette question des questions “dem Geheimnis selbst entspricht”. Si nous ne donnons pas à chacun des mots leur sens le plus rempli, nous ne sommes tout simplement plus là où nous a mené jusqu’ici Jean Beaufret. Voyons‑les donc un à un.

Le verbe: Entsprechen. C’est parler (sprechen) en disant le mot qui est un vrai répondant, en ce qu’il tire de ce dont il parle (ent-) ce qu’il tente de nommer. Cette parole qui répond, elle répond à…, pour autant qu’elle répond de….À quoi répond‑elle, et de quoi? “Dem Geheimnis selbst”.