Avec ce mot de “Geheimnis” nous rencontrons à nouveau le préfixe ge-, et dans la même acception de rassemblement. “Geheimnis” a couramment le sens de notre “secret”. Ce mot: “secret”, il suffit de l’entendre parler latin, c’est—à-dire venir de secernere, secretum: ce qui a été soigneusement mis à part, pour ne pas être trop loin de “Geheimnis”. “Ge‑heimnis”, c’est d’abord ce qui n’est confié qu’aux familiers, à ceux qui savent les êtres de la maison, et qui gardent secret ce savoir. Soit.
Mais ainsi nous n’avons pas encore atteint le secret du secret. “Geheimnis”, c’est en effet le secret lui‑même, non plus compris extérieurement, en tant qu’il est gardé par ceux auxquels il serait confié. N’est véritable secret que ce qui, de soi‑même, se garde soi‑même secret. Telle est ici l’indication du préfixe. Tant que nous ne quittons pas la représentation anthropologique du secret, où ce dernier est une sorte de contrat entre gens qui conviennent de ne pas divulguer une information qu’ils jugent plus prudent de garder pour eux, il nous est impossible de comprendre ce secret qu’est le Geheimnis (tel que l’entendent de conserve Jean Beaufret et Martin Heidegger).
Reste le petit mot “selbst”, qui apparemment vient s’ajouter à Geheimnis, alors qu’en réalité, c’est lui le secret du secret. Car si Geheimnis est bien ce qui, gardant le secret, se rassemble pour mieux le garder, “selbst” est l’index de ce que j’aimerais appeler la réflexivité pure (c’est—à-dire une réflexivité qui précède et rend possible, par exemple chez l’être humain, de “réfléchir” au sens où nous prenons couramment ce mot, alors qu’en réalité, la véritable réflexivité n’est rien d’autre que le fait de faire ce que l’on fait, en le faisant comme il faut le faire, c’est—à-dire: pour faire que cela se fasse, c’est—à-dire se fasse uniquement en relation à soi).
Ce que le foyer de vivacité de la technique a d’irrésistible, écrit ainsi posément Jean Beaufret, répond au secret même — entendons, au secret: soi‑même.
Vont aussitôt suivre trois mises au point, pour ne pas laisser ce qui vient d’être atteint dans une indétermination qui laisserait échapper ce de quoi l’on a déjà réussi à s’acquitter.
La première est en apposition à “Geheimnis selbst” — et cite deux mots du Fgt. 123 d’Héraclite. Le secret: soi‑même — en d'autres termes: le kruvptesqai de la fuvsi".
Kruvptesqai, à la voix moyenne, c’est—à-dire cette voix, qui — du moins pour la langue grecque — articule les formes verbales de ce que je viens de nommer une réflexivité pure (où ce qu’indique le verbe, son “action”, s’accomplit relativement à l’accomplissement même), kruvptesqai, c’est, pour la fuvsi": se mettre en retrait. Pour peu que l’on entende fuvsi" comme “la levée où ne cesse de poindre tout ce qui est en train d’éclore”, il faut se rendre à la paradoxale évidence que le secret de l’éclosion n’est autre que le mouvement antithétique par lequel la fuvsi" ne se manifeste pas, c’est—à-dire se retire pour mieux se garder soi‑même. Souvenons- nous ici de la traduction du Fgt 123 par Jean Beaufret: «Rien n’est plus cher à l’éclosion que le retrait.»
La deuxième mise au point est une nouvelle apposition, cette fois aux deux mots d’Héraclite. Nous avons ainsi une troisième nomination du secret. Le secret: soi‑même, est dit à présent comme: “das verborgene «Daß».” “Daß” est la conjonction du fait que — de l’événement qui a lieu. En fait, “das verborgene «Daß»” reprend et traduit “le kruvptesqai de la fuvsi"”. En effet l’événement, le “quod” dont il est question ici, c’est l’éclosion- même de tout ce qui est, mais comprise cette fois comme restant en retrait, comme se retirant d’autant plus et d’autant mieux que ce qui fait apparition en est venu remplir tout l’horizon.
Reste la troisième mise au point. Elle met en rapport le secret que nomme Héraclite — l’échappée de l’éclosion, le fait que l’éclosion échappe et se dérobe, comme foyer de futurition de la fuvsi" — elle met en rapport ce secret avec toute l’histoire de la pensée philosophique. Cette échappée, dit Jean Beaufret “par quoi est portée l’histoire tout entière de l’allégie de l’estre”.
Relisons:
«Je crois que je vois, encore mieux qu’à Meßkirch, l’extraordinaire difficulté de “Die Frage nach der Technik”. Car il s’agit de la question des questions, qui par‑delà Aristote, remonte jusqu’à Héraclite, aussi loin faut‑il en effet remonter pour autant que l’irrésistible, dans le foyer de muance de la technique, répond au secret des secrets: soi‑même, répond au kruvptesqai de la fuvsi", répond au fait en retrait gue
L’histoire de l’allégie — croyez bien que ce n’est pas sans avoir hésité que je vous propose ce matin de rendre ainsi la locution “ Lichtu ngsgesch ichte”.
“Lichtung”, Jean Beaufret l’entendait, à juste titre, comme “éclaircie”. “L’éclaircie dans la forêt” correspond exactement à l’allemand “Waldlichtung”. C’est la clairière, où la densité des arbres cesse d’être compacte. Pourquoi ne pas en rester à “éclaircie” ou “clairière”? Pour une raison simple, à savoir que le mot Lichtung, comme l’a remarqué Heidegger lui‑même, et comme il y insiste, n’a pas — malgré les apparences — rapport au substantif “das Licht” (la lumière)[102]. Exactement comme l’anglais “light”, l’adjectif “licht” [son doublet “leicht” est aujourd’hui plus en usage] a bien l’acception du latin levis, ce qui est léger, rapide.
Le verbe “lichten” n’a donc pas, contrairement à ce que l’on croit (tant que l’on relie l’adjectif “licht” au substantif das Licht: la lumière) le sens d’apporter de la lumière, mais bien celui d’enlever à ce qui est trop dense de sa compacité. Une autre nuance précieuse vient s’ajouter, celle de la locution “den Anker lichten”, “lever l’ancre”. C’est la nuance du départ. Quand vous avez levé l’ancre pour de bon, tous les rivages connus ne tardent pas à disparaître derrière vous.
Avec sa terminaison typique, Lichtung doit s’entendre comme un mot qui désigne un mouvement où quelque chose s’accomplit. “Die Lichtung” n’est pas un lieu, tant s’en faut. Avec elle, quelque chose a lieu, quelque chose ayant directement à voir avec un désancrage, qui vous libère pour partir au loin, le cœur léger.
Il se trouve que, pour dire le fait de rendre léger et muable, notre langue connaît, sans qu’il se confonde avec alléger, son presque homonyme: allégir. Alléger, c’est tout simplement ôter du poids. Allégir dit très finement la manière dont ce qui est trop compact est rendu plus délié. Allégir, en effet, c’est, partout où s’en présente la possibilité, ôter tout ce qui est en excès. Allégir est ainsi bien plus près d’affiner que d’alléger. Encore faut‑il ne pas prendre de manière trop superficielle cet affinement.
On peut lire dans Le Père Goriot, au début du deuxième chapitre, une lettre de Laure de Rastignac à son frère, où est rapporté ce que se demandait leur sœur Agathe: “Est‑ce que le bonheur nous allégirait?”. S’agissant du bonheur, comment douter encore qu’allégir puisse concerner quelque chose de superficiel. Le bonheur allégit de tout ce qui vous accable, mais à la manière dont les écailles tombent des yeux — c’est—à- dire selon cette économie souveraine où un changement infime, en apparence, bouleverse entièrement ce qui jusqu’alors semblait avoir atteint sa forme intangible.
Allégir a pour particularité fondamentale de mener ce qui est allégi à ne plus rien comporter en lui qui soit superflu ou extérieur, de le libérer de tout ce qui n’est pas lui, de le mettre enfin en état d’être soi et rien que soi.
Entendre en ce mot d’“allégie” cette libération qui est départ vers soi, et nous voilà, je crois, nous‑mêmes en état de comprendre ce que dit “Lichtung” chez Heidegger. Tout comme le verbe “lichten”, ce mot est présent chez lui depuis toujours, et dessine pour ainsi dire l’une des voies de cheminement auxquelles il a été le plus fidèle et qu’il a suivies avec le plus de fruit. “Lichtung”, allégie, en effet, aident — une fois nommées en nos langues — à s’approcher de là où devient possible de penser ce que les Grecs ont éprouvé et appelé: ajlhvqeia — et que la philosophie d’après les Grecs conçoit sous le nom de vérité.
Ce que Jean Beaufret écrit, il importe que nous le comprenions dans son mouvement. Car ce mouvement est tout particulièrement exemplaire. Exemplaire pour nous qui sommes à présent nous aussi après à questionner la technique. Dans la dernière version que j’ai donnée de ce fragment de lettre, j’ai tenté d’en faire paraître la scansion en répétant le verbe sur lequel Jean Beaufret oriente son attention: le verbe “répondre”.
Quand on est vraiment — en questionnant — après la technique, c’est une généalogie très singulière qui vient s’exposer de soi‑même. Mais d’une manière si inhabituelle, que l’on est soudain ailleurs que dans un type connu de discours. Le passage du français à l’allemand n’est que l’indice visible d’un décalage beaucoup plus troublant.
Disons‑le sans circonlocutions: lorsque Jean Beaufret et Heidegger parlent de “secret”, ils se trouvent en réalité l’un comme l’autre absolument ailleurs que là où l’on croit qu’ils sont. “Secret”, n’en déplaise aux simplificateurs, n’a rien à voir avec “mystère”. Le secret auquel nous convie d’avoir attention Jean Beaufret, c’est «das verborgene “Daß”, durch das die ganze Lichtungsgeschichte des Seyns getragen ist.»
“Daß” (en grec o{ti, en latin quod) n’est autre que la conjonction du constat — le constat que c’est ainsi.
Le “que” dont il est ici question, c’est non pas quelque chose par quoi, mais bien: le simple fait que “l’histoire tout entière de l’allégie de l’estre est portée”. Mais ce fait est dit “verborgen”: bien à l’abri en retrait (et non pas “caché” — qui n’a ici strictement aucun sens, sinon incongru).