ériode de son développement politique; puisqu'elle l'a conservée intacte so us le joug pesant du tzarisme moscovite, aussi bien que sous l'autocratie à l'européenne des empereurs?
Il lui est bien plus facile de se détacher d'une administration créée par la force, et sans racines aucunes dans le Peuple, que de renoncer à la commune; mais, dit-on, par ce partage continu du sol, la vie communale trouvera sa limite naturelle dans l'accroissement de la population. Quelque grave en apparence que soit cette objection, il suffit, pour l'écarter, de répondre que la Russie possède encore des terres pour tout un siècle et que, dans cent ans, la brûlante question de possession et de propriété sera résolue d'une façon ou de l'autre. Il y a plus à dire. L'affranchis sèment des biens nobles, la possibilité de passer d'une province plus peuplée dans une autre mal peuplée, offrent aussi de grandes ressources.
Beaucoup, et parmi eux Haxthausen, disent que, par suite ûe cette instabilité dans la possession, la culture du sol ne prend aucun accroissement; le possesseur temporaire du sol, ne considérant jamais que le profit qu'il en tire sans y chercher son intérêt, sans y placer son capital, – cela peut bien être; mais les amateurs agronomes oublient que l'amélioration de l'agriculture, dans le système occidental de la possession, laisse la plus grande partie de la population sans un morceau de pain, et je ne crois pas que la fortune croissante de quelques fermiers et le progrès de I agriculture, comme art, puissent être considérés, par l'agriculture elle-même, comme un juste dédommagement de l'horrible situation du prolétariat affamé.
L'esprit de la constitution communale a pénétré de bonne heure toutes les sphères de la vie populaire en Russie. Chaque ville, à sa manière, représentait une commune; elle avait ses assemblées générales, et, sur les questions qui se présentaient, elle se prononçait à l'unanimité; la minorité, ou donnait son assentiment à la majorité, ou la combattait sans se soumettre; très souvent elle abandonnait la ville et il y a même des exemples qu'elle fut fréquemment annihilée.
Dans cette minorité inflexible, on peut reconnaître le fier veto des magnats polonais. L'autorité princière, en présence des tribunaux composés de jurés qui décidaient verbalement par une sentence arbitrale, en face du droit de libres assemblées dans les villes, et, d'ailleurs, sans armée permanente, ne pouvait grandir dans sa force; on le comprendra surtout si l'on ne perd pas de vue combien les besoins de la vie sont bornés chez un Peuple livré aux travaux de l'agriculture. La centralisation moscovite mit un terme à cet état de choses; Moscou fut pour la Russie un premier Pétersbourg. Les grands-ducs de Moscou, déposant ce titre pour prendre celui de tzar de toutes les Russies, tendirent à une toute autre puissance que celle dont avaient joui leurs prédécesseurs.
L'exemple les entraîne: ils étaient témoins de la puissance des empereurs grecs de Byzance, et de celle des kans mogols de la horde principale de Tamerlan, connue sous le nom de. Horde d'Or. Et, de fait, l'autorité des tzars a revêtu, dans son développement, le double caractère de ces deux puissances. A chaque pas que firent les tzars moscovites dans la voie du despotisme, l'autorité du Peuple alla s'affaiblissant. La vie s'est resserrée, s'est appauvrie progressivement dans chacune de ses parties; seule la commune rurale s'est maintenue constamment dans sa modeste sphère.
La fatalité de l'époque qui suivit le règne de Pierre ne se fit sentir que lorsque les tzars moscovites eurent réalisé leur centralisation; car celle-ci n'était importante que parce qu'elle se composait de diverses parties d'un fédéralisme princier, d'une race unie par les liens du sang, un puissant ensemble; mais elle ne pouvait aller plus loin, car, au fond, elle ne savait pas précisément pourquoi et dans quel but elle réunissait ces parties éparses. C'est en quoi se révéla tout ce qu'il y avait de misérable dans l'idée intime de la période moscovite: elle ne savait pas elle-même, où la conduirait la centralisation politique.
Tant qu'elle eut à l'extérieur un mobile d'action, comme la lutte avec les Tartares, les Lithuaniens et les Polonais, les forces qu'elle avait en elle trouvèrent à s'occuper et à se répandre; mais lorsque le Peuple, après l'interrègne de 1612, dans lequel il fit preuve d'une merveilleuse énergie, retomba dans son repos, le gouvernement s'ossifia alors dans l'apathie d'un formalisme oriental.
L'Etat, encore plein de jeunesse et de vigueur, se couvrit, comme une eau dormante, d'une écume verdâtre; le temps des premiers Romanoff fut une vieillesse anticipée et si lourdement assoupie, que le Peuple ne put alors se délasser des secousses précédentes. Dans la Russie des tzars, comme dans la commune rurale, manquait complètement tout ferment, tout levain; il n'y avait ni minorité remuante, ni principe de mouvement. Ce ferment, ce levain, cette individualité rebelle parut, et ce fut sur le trône.
Pierre Ier a fait infiniment de bien et de mal à la Russie; mais le fait, qui lui mérite surtout la reconnaissance des Russes, c'est l'impulsion qu'il a donnée à tout le pays, c'est le mouvement qu'il a impriméà la nation, et qui, depuis lors, ne s'est pas ralenti. Pierre Ier a compris la force secrète de son Peuple, ainsi que l'obstacle qui nuisait au développement de cette force; avec l'énergie d'un révolutionnaire et l'opiniâtreté d'un autocrate, il résolut de briser complètement avec le passé: mœurs, usages, législation; en un mot – avec tout l'ancien organisme politique.
Il est fâcheux que Pierre Ier n'ait eu devant les yeux d'autre idéal que le régime européen. Il ne vit pas que ce qu'il admirait dans la civilisation de l'Europe, n'était en aucune façon attaché aux formes politiques alors subsistantes, mais se soutenait bien plutôt en dépit de ces formes; il ne vit pas que ces formes elles-mêmes ne représentaient rien autre chose que le résultat de deux mondes déjà passés, et qu'elles étaient marquées du sceau de la mort, comme le byzantisme moscovite.
Les formes politiques du dix-septième siècle étaient le dernier mot de la centralisation monarchique, le dernier résultat de la paix de Westphalie. C'était le temps de la diplomatie, de la chancellerie et du régime de caserne; le commencement de ce froid despotisme, dont les allures égoïstes ne purent être anoblies, même par le génie de Frédéric II, le prototype de tous les caporaux petits et grands.
Ces formes politiques n'attendaient elles-mêmes, pour disparaître, que leur Pierre Ier: la Révolution française. Afranchi des traditions, vainqueur de la dernière, Pierre Ier jouissait de la plus grande liberté. Mais son âme manquait de génie et de puissance créatrice: il était subjugué par l'Occident et il en devint le copiste. Haïssant tout ce qui était de l'ancienne Russie, bon et mauvais, il imita tout ce qui était européen, mauvais et bon. La moitié des formes étrangères qu'il transplanta en Russie, était complètement antipathique à l'esprit du Peuple russe.
Sa tâche n'en devint que plus difficile, et cela sans aucun profit. Il aimait par instinct prophétique la Russie de l'avenir; il caressait l'idée d'une puissante monarchie russe, mais il ne faisait aucun compte du Peuple. Indigné de la stagnation et de l'apathie générales, il voulut renouveler le sang aux veines de la Russie, et, pour opérer cette transfusion, il prit un sang, déjà vieux et corrompu. Et puis, avec tout le tempérament d'un révolutionnaire, Pierre Ier fut toujours néanmoins un monarque. Il aimait passionnément la Hollande et reconstruisait sa chère Amsterdam sur les bords de la Néva, mais il empruntait fort peu de choses aux libres institutions des Pays-Bas. Non seulement il ne restreignit pas la puissance des tzars, mais il l'agrandit encore en lui livrant tous les moyens de l'absolutisme européen et en renversant toutes les barrières qu'avaient élevées jusqu'alors les mœurs et les coutumes.
En même temps qu'il se rangeait sous les bannières de la civilisation, Pierre Ier empruntait néanmoins à un passé, qu'il répudiait, le knout et la Sibérie, pour réprimer toute opposition, toute parole courageuse, tout acte de liberté.
Représentez-vous maintenant l'union du tzarisme moscovite avec le régime des chancelleries allemandes, avec la procédure inquisitoriale empruntée au code militaire prussien, et vous comprendrez comment l'autorité impériale en Russie a laissé loin derrière elle le despotisme de Rome et de Byzance.
L'agreste Russie se pliant à tout en apparence, n'a réellement rien accepté de cette réforme. Pierre Ier sentait cette résistance passive; il n'aimait pas le paysan russe et n'entendait rien non plus à sa manière de vivre. Il a fortifié, avec une légèreté coupable, les droits de la noblesse et resserré encore la chaîne du servage; il a tenté le premier d'organiser ces absurdes institutions; or, les organiser, c'était en même temps les reconnaître et leur donner une base légale. Dès lors, le paysan russe se renferma plus étroitement que jamais au sein de sa commune, et ne s'en écarta qu'en jetant autour de lui des regards défiants et en faisant force signes de croix. Il cessa de comprendre le gouvernement; il vit dans l'officier de police et le juge un ennemi; il vit dans le seigneur terrien une puissance brutale contre laquelle il ne pouvait rien faire.
Il commença dès lors à ne voir dans tout condamné qu'un malheureux: seul mot qui désigne tout condamné dans ce pays, où il semble ne plus y avoir que des victimes et des bourreaux; à mentir sous le serment et à nier tout, quand il était interrogé par un homme qui se présentait en uniforme et qui lui semblait lé représentant du gouvernement allemand. Cent cinquante ans, loin de les réconcilier avec le nouvel ordre des choses, l'en ont encore