e. Au malheur d'une trop grande perspicacité, il ajoutait un autre, l'audace de dire beaucoup de choses sans fard ni ménagements. Les êtres faibles, froissés, ne pardonnent jamais cette sincérité. On parlait de Lermontoff comme d'un enfant gâté de maison aristocratique, comme d'un de ces désœuvrés qui périssent dans l'ennui et la satiété. On n'a pas voulu voir combien a lutté cet homme, combien il a souffert, avant d'oser exprimer ses pensées. Les hommes supportent avec beaucoup plus d'indulgence les injures et la haine qu'une certaine maturité de la pensée, que l'isolement qui ne veut partager ni leurs espérances, ni leurs craintes et qui ose avouer ce divorce. Lorsque Lermontoff quittait Pétersbourg pour se rendre au Caucase exilé pour la seconde'fois il était bien las, et disait à ses amis qu'il allait chercher au plus vite la mort. Il a tenu sa parole.
Quel est donc enfin ce monstre qui s'appelle Russie, auquel il faut tant de victimes et qui ne laisse à ses enfants que la triste alternative de se perdre moralement, dans un milieu antipathique à tout ce qu'il y a d'humain, ou de mourir au début de leur vie? Abîme sans fond, où périssent les meilleurs nageurs, où les plue grands efforts, les plus grands talents, les plus grandes facultés s'engloutissent avant d'avoir réussi en rien.
Et pourtant comment douter de l'existence des forces en germes," lorsqu'on voit s'élever du plus bas fond de la nation une voix comme celle de Koltzoff?
Pendant un siècle, même un siècle et demi, le peuple n'a chanté que les vieilles chansons ou des monstruosités fabriquées vers le milieu du règne de Catherine II. Il y a bien eu quelques essais d'imitation assez heureux au commencement de notre siècle, mais ces Productions artificielles manquaient de vérité; с'étaient des efforts et des caprices. C'est du sein même de la Russie villageoise que partirent les nouvelles chansons. Un bouvier conduisant ses troupeaux à travers les steppes les composa d'inspiration Koltzoff était complètement un enfant du peuple. Néà Voronèje il a étéà une école paroissiale avant dix ans, il n'y a appris qu'à lire et àécrire sans orthographe. Son père, marchand de bétail, lui fit embrasser son métier. Il conduisait les troupeaux, au travers de centaines de verstes, et prit ainsi l'habitude de la vie nomade, qui se reflète dans la meilleure partie de ses chansons. Le jeune bouvier aimait la lecture et relisait continuellement quelque poète russe qu'il prenait pour modèle, ses essais d'imitation faussaient son instinct poétique. Son véritable talent perça enfin, il fit des chansons populaires en petit nombre, mais qui sont autant de chefs-d'œuvre. Ce sont bien là les chansons du peuple russe. On y retrouve cette mélancolie qui en fait le trait caractéristique, cette tristesse navrante, ce débordement de la vie (oudale molodêtzkaia). Koltzoff a montré combien il y a de poésie cachée dans l'âme du peuple russe, et qu'après un long et profond sommeil, il y avait quelque chose qui s'agitait dans sa poitrine. Nous avons d'autres exemples de poètes, d'hommes d'Etat, d'artistes qui sont sortis du peuple, mais ils en sont sortis dans le sens littéral du mot, en brisant tout lien commun avec lui. Lomonossoff a été le fils d'un pêcheur de la Mer Blanche. Il prit la fuite de la maison paternelle pour s'instruire, entra dans une école ecclésiastique et se rendit ensuiteen Allemagne où il cessa d'être du peuple. Il n'y a rien de commun entre lui et la Russie agricole, si ce n'est le lien qui unit les individus de la même race. Koltzoff resta au milieu des troupeaux et des affaires de son père qui le détestait et qui, secondé de ses autres parents, lui rendit la vie si dure, qu'il en mourut en 1842. Koltzoff et Lermontoff ont débuté et sont morts vers la même époque. Après eux, la poésie russe devint muette.
Mais en prose l'activité redoubla et prit une autre direction.
Gogol, sans être du peuple comme Koltzoff, par sa condition, l'est par ses goûts et par la tournure de son esprit. Gogol est complètement indépendant de l'influence étrangère; il ne connaissait aucune littérature, lorsqu'il s'était déjà fait un nom. H sympathisait plutôt avec la vie du peuple qu'avec celle de la cour, ce qui est naturel de la part d'un Petit-Russien.
Le Petit-Russien, même anobli, ne rompt jamais aussi brusquement avec le peuple que le fait un Russe. Il aime son pays, son idiome, les traditions de la cosaquerie et des hetmans. L'indépendance de l'Ukraine, sauvage et guerrière, mais républicaine et démocratique, s'était maintenue à travers les siècles jusqu'à Pierre Ier. Les Petits-Russiens tracassés par les Polonais, les Turcs et les Moscovites, entraînés dans une guerre éternelle contre les Tartares de la Crimée, n'ont jamais succombé. La Petite-Russie, ens'unissant volontairement à la Grande, stipula des droits considérables en sa faveur. Le tzar Alexis jura de les observer. Pierre Ier, prétextant la trahison de Mazeppa, ne laissa debout qu'un simulacre de ces privilèges; Elisabeth et Catherine y introduisirent le servage. Le pauvre pays protestait, mais comment pouvait-il s'opposer à cette avalanche fatale qui roulait du Nord jusqu'à la Mer Noire, et couvrait tout ce qui portait le nom russe du même linceul d'un esclavage uniforme et glacé? L'Ukraine subit le sort de Novgorod, de Pskov, mais beaucoup plus tard, et un seul siècle de servitude n'a pu effacer tout ce qu'il y avait d'indépendant et de poétique dans ce brave peuple. Il y a là plus de développement individuel, plus de teinte locale que chez nous; chez nous, un malheureux uniforme couvre indistinctement toute la vie populaire. Les hommes naissent pour se courber devant une fatalité injuste, et meurent sans traees, laissant leurs enfants recommencer la même vie désespérante. Notre peuple ne connaît pas son histoire, tandis que chaque village en Petite-Russie a sa 1’égende. Le peuple russe ne se souvient que de Pougatcheff et de 1812. Les nouvelles par lesquelles débuta Gogol forment une série de' tableaux de mœurs et de paysages de la Petite-Russie d'une beauté réelle, pleine de gaîté, de grâce, de mouvement et d'amour. Des nouvelles pareilles sont impossibles dans la Grande-Russie, faute de sujet, d'original. Chez nous, les scènes populaires prennent de suite une face sombre et tragique qui oppresse le lecteur; Je dis tragique, seulement dans le sens de Laocoon. C'est le tragique d'un destin auquel l'homme succombe sans lutte. La douleur se change en rage et en désolation, le rire en ironie amère et haineuse. Qui peut lire sans frémir d'indignation et de honte le roman magnifique Anton Gorémyka,et le chef-d'œuvre de J. Tourguéneff Récits du Chasseur?
A mesure que Gogol sort de la Petite-Russie et s'approche de la Russie centrale, les images naïves et gracieuses disparaissent. Plus de héros demi-sauvage dans le genre de Tarass Boulba[13] plus de vieillard débonnaire et patriarcal qu'il a si bien dépeint dans les Gens d'autrefois. Sous le ciel moscovite, tout en lui devient sombre, brumeux, hostile. Il rit toujours, il rit même plus qu'auparavant, mais c'est d'un autre rire, et il n'y a que les gens d'une grande dureté de cœur ou. d'une grande simplicité d'âme qui se soient laissés prendre à ce rire. Passant de ses Petits-Russiens et Cosaques aux Russes, Gogol laisse de côté le peuple, et s'arrête à ses deux ennemis les plus acharnés: le fonctionnaire et le seigneur. Jamais personne n'a fait avant lui, sur le tchinovnik russe, un cours si complet d'anatomie pathologique. Le rire sur les lèvres, il pénètre sans ménagement dans les replis les plus cachés de cette âme impure et maligne. La comédie de Gogol le Réviseur, son roman les Ames Mortes, sont une terrible confession de la Russie contemporaine et qui font pendant aux révélations de Kochikhine au XVIIe siècle[14].
L'empereur Nicolas se pâmait de rire en assistant aux représentations du Réviseur!!!
Le poète, désespéré de n'avoir produit que cette auguste hilarité et le rire suffisant des employés, parfaitement identiques avec ceux qu'il a représentés, quoique plus protégés par la censure, crut devoir expliquer, dans une introduction, que sa comédie est non seulement très risible mais encore très triste – «qu'il y a des larmes chaudes derrière son sourire».
Après le Réviseur, Gogol se tourna vers la noblesse campagnarde, et mit au grand jour cette population inconnue qui se tient derrière les coulisses, loin des chemins et des grandes villes, enfouie au fond des campagnes, cette Russie de gentillâtrès, qui, sans bruit, tout au soin de leurs terres, couvent une corruption plus profonde que celle de l'Occident. Nous les vîmes, enfin, grâce à Gogol, quitter leurs manoirs, leurs maisons seigneuriales, et défiler devant nous sans masque, sans fard, toujours ivres et voraces, esclaves du pouvoir sans dignité, et tyrans de leurs serfs sans compassion; suçant la vie et le sang du peuple avec le naturel et la naïveté de l'enfant qui se nourrit du sein de sa mère.
Les Ames Mortes secouèrent toute la Russie.
Une pareille accusation était nécessaire à la Russie contemporaine. C'est l'histoire de la maladie faite de main de maître. La poésie de Gogol est un cri de terreur et de honte, que pousse un homme dégradé par la vie banale, et qui voit tout à coup dans une glace ses traits abrutis. Mais pour qu'un cri pareil puisse s'échapper d'une poitrine, il faut qu'il y ait des parties saines et une grande force de réhabilitation. Celui qui avoue franchement ses faiblesses et ses défauts, sent qu'ils ne forment pas la substance de son être, qu'ils ne l'absorbent pas entièrement, qu'il y a encore en lui quelque chose qui échappe et résiste à la chute; qu'il peut encore racheter le passé, et, non seulement relever la tête, mais devenir, comme dans la tragédie de Byron, Sardanapal héros de Sardanapal efféminé.