ù il rendit public tout ce qu'il devait garder secretr comme magistrat. Il n'y avait aucune lettre adressée à Bakounine ou adressée par lui à Weitling, mais dans je ne sais quel billet Weitling parlait de Bakounine, socialiste russe. Cela a suffi à Blüntchli. Après cette dénonciation il était impossible de rentrer; Bakounine refusa par conséquent d'obtempérer à l'ordre impérial. Alors le tzar le fit juger par son Sénat; on le condamna à la perte de tous ses titres et à la déportation perpétuelle des qu'il rentrerait «pour avoir désobéi aux ordres de S. M. et pour avoir tenu une conduite inconvenante à un officier russe». Bakounine remercia l'empereur par une lettre qu'il fit insérer dans les journaux de Paris, où il vint se fixer, de lui avoir retiré ses titres de noblesse.
Exilé une seconde fois après le départ de Bakounine, je n'ai trouvé les moyens et la possibilité de quitter la Russie qu'au commencement de l'année 1847, et c'est alors que je l'ai revu a Paris. Il menait une vie retirée, ne voyait que quelques amis russes et polonais; il fréquentait Proudhon et allait parfois chez Mme George Sand. Il était fatigué, plus triste qu'en Russie, mais était bien loin du désespoir; le temps était lourd en 1847. „Expulsé de Paris après son discours à l'anniversaire de la ^volution polonaise en 1847, il alla à Bruxelles. Le 24 février i ouvrit les portes de la France, d'une grande carrière et de la prison éternelle. Bakounine rajeunit et se sentit pour la pre-»ere fois dans la possibilité de développer toutes ses forces et toute son activitéénergique.
Il quitta Paris au mois de mars 1848 pour porter ses conseil sa parole aux Slaves autrichiens. Chemin faisant, il rencontra' dans la Forêt Noire, une commune de paysans en pleine insurection, allant prendre le château. Bakounine se souviem de son état d'artilleur, leur enseigne les mouvements et les dispositions nécessaires pour prendre le château, leur donne des instructions et remonte dans la voiture pour continuer sa route.
Lorsque Bakounine vint à Prague, il y trouva le congrès slave déjà réuni. Présenté par un député de la Galicie, il fU[invitéà prendre part aux travaux de ce premier concile d'une nationalité qui se réveillait enfin, après des siècles de léthargie. On y parlait toutes les langues slaves, il ne manquait qu'une seule, la langue russe. Personne au monde ne pouvait mieux représenter l'idée révolutionnaire de la petite minorité de sa patrie que Bakounine, lui Russe, ami des Polonais, armé de tout ce que la science allemande pouvait donner, et socialiste, comme les hommes les plus avancés de la France. Bakounine, dès son apparition, acquit une influence immense et très populaire. Son extérieur noble et tout à fait slave, son énergie, son caractère ouvert, sa parole claire et profonde, rallièrent autour de lui les hommes effectivement révolutionnaires de la Bohème et les Slaves autrichiens.
Vous connaissez, Monsieur, l'histoire de la révolution de Prague. C'est l'histoire typique de toutes les révolutions, écloses à la suite du 24 février. Victoires faciles au commencement, les vainqueurs se sentant profondément indignes d'être vainqueurs, une foi aveugle aux concessions hypocrites du pouvoir, discussions oiseuses et formalités, perte de temps, prise d'armes inopportune et défaite complète.
Windichgraetz était enchanté des barricades à Prague, tout comme Marrast et Cavaignac l'ont été le 22 juin 1848 à Paris. Il bombarda la ville pendant six jours. Dès le commencement du combat Bakounine descendit dans la rue, mais à la fin il u У avait rien à faire. Windichgraetz devait écraser par les canons et les masses. La population montrait des sympathies autrichiennes. Bakounine abandonna la ville, lorsque la défaite était consommée et alla attendre de meilleurs jours à Dessau.
Jamais dans aucun pays on n'a vu un spectacle plus ignoble, lâche, que celui que donnaient au peuple allemand leurs gouvermants en 1849. Louis-Napoléon, Pie IX sont des héros de Dité de franchise et de loyautéà côté de ces misérables Habsburg et Hohenzollern avec leurs collègues de Saxe, Wurtemberg, Hesse, Bade, etc. Le spectacle de ces trahisons, de ces parjures, petites cruautés à la fois sanguinaires et mesquines, qui indignèrent Paskévitch en Hongrie, rendit furieux les derniers hommes libres en Allemagne, qui n'avaient pas fléchi devant la réaction; on était plus qu'indigné: le cœur se remplissait d'un désir insurmontable de vengeance et de représailles. Les monstruosités commises par les Prussiens dans le duché de Bade, par exemple, étaient telles, que j'ai entendu de braves bourgeois allemands, qui, leur vie entière, n'ont jamais osé penser à contester les droits des rois et des grands, me dire, pâles et tremblants de rage: «Ah! si un jour nous pouvions étrangler de nos mains un officier prussien!» Le parti révolutionnaire, sous cette influence nerveuse et fébrile, avec l'exaltation du désespoir et de l'offense, tenta un suprême effort à Dresde.
Bakounine était là, triste, irrité; il n'en pouvait plus, comme le montrait une lettre qu'il adressa à un de ses amis de Ko then avant la révolution de Dresde. Dès que le mouvement se prononça à Dresde, il apparut sur les barricades, on l'y connaissait et on l'y aimait beaucoup.
Un gouvernement provisoire fut constitué. Il vint lui offrir ses services. Plus énergique que ses amis, sans être investi d’un commandement formel, il devint le chef militaire de la ville assiégée. C'est là qu'il manifesta non seulement un courage, mais aussi une présence d'esprit héroïques, imperturbables.
Lorsqu'il apprit que les soldats du roi n'étaient pas bien decidés à massacrer leurs frères, qu'ils avaient des scrupules,qu’ils ménageaient même les édifices, Bakounine proposa de mettre les chefs-d'œuvre de la galerie de Dresde sur les murs et barricades. Cela aurait effectivement arrêté les assiégeants. «Et s'ils tirent?» – répliquèrent les membres de la municipalite. «Tant mieux, laissez-leur l'infamie de cette barbarie. La municipalité esthétique ne le voulut pas. C'est ainsi qu'une série de mesures révolutionnaires et terroristes, prposées par Bakounine, fut rejetée.
Quand il n'y eut plus rien à faire, Bakounine proposa d'incendier les maisons des aristocrates et de faire sauter en l'air l'Hôtel de Ville avec tous les membres du gouvernement y compris lui-même. En disant cela, il tenait en main un pistolet armé.
Vous connaissez le reste, Monsieur. Arrêté quelques iours après la prise de Dresde, Bakounine fut jugé par une cour militaire et condamnéà mort avec ses deux braves collègues, Heub-ner et Reitchel. Lorsqu'on lut la sentence qui ne pouvait pas être exécutée, parce que la peine de mort, abolie par la diète de Francfort pour les délits politiques, n'avait pas encore été rétablie, on trompa les condamnés en leur proposant de se pourvoir en grâce. Bakounine refusa et dit que la seule chose qu'il craignait, c'était de retomber dans les mains du gouvernement russe, mais, puisqu'on se proposait de le guillotiner, qu'il n'avait rien contre cela, bien qu'il eût aimé mieux être fusillé! L'avocat lui représenta qu'un de ses collègues avait une femme et des enfants, et qu'il était fort probable qu'il consentirait à se pourvoir en grâce, mais qu'il renonçait, depuis qu'il connaissait le refus de Bakounine. «Dites-lui donc, – répliqua aussitôt Bakounine, – que je consens, que je signerai la pétition». On n'insista pas davantage et l'on fit semblant que la commutation de la peine avait été un acte spontané de la clémence royale[76].
C'est alors que le gouvernement autrichien demanda qu'on lui livre Bakounine. On l'envoya les fers aux pieds. On le fit juger, juger un homme condamnéà mort et puis à la détention perpétuelle, pour des faits antérieurs à sa condamnation!
Lorsqu'on pressa à Dresde Bakounine de dire quelle avait été la cause de ce qu'il prit une part si active à la révolution allemande, il répondit: «Je continuais ici ce que j'ai fait toute-ma vie; je servais ici la cause de la révolution slave». Il n'en fallait pas davantage pour commencer l'horrible torture qu'il a subie.
Parmi les belles lois qui régissent l'Autriche, il y en a une: permet au juge d'une cour martiale d'appliquer la bastonnade dans les cas où tous les juges ont la conviction que le prévenu dit pas toute la vérité. Ces ignobles barbares ont appliaué cette loi à Bakounine. 11 faut vous dire qu'il ne cachait absolument rien de ce qui le concernait personnellement, mais il ne voulait pas parler d'autrui. Après chaque séance Bakounine subissait la schlague.
Il ne lui manquait encore que la schlague morale. La Gazette d'Augsbourg, organe volontaire du cabinet de Vienne, insérait des correspondances de Prague, dans lesquelles on disait que beaucoup de personnes étaient arrêtées par suite des révélations graves faites par Bakounine. Cela me rappelle l'histoire qu'Andryane raconte dans ses Mémoires d'un prisonnier d'Etat.
Salvotti, l'inquisiteur impérial de Milan, disait au comte Confalonieri: «Vous vous obstinez à ne rien dire, à jouer l'héroïsme, c'est bien; mais demain je ferai insérer dans les journaux que vous avez dénoncé vos amis, et vous n'aurez aucun moyen de donner un démenti». Ce noble Salvotti est maintenant membre du Conseil d'Etat à Vienne et s'occupe des affaires de l'Italie.
C'est avec répugnance que je toucherai maintenant une réminiscence douloureuse. Il y avait des Allemands, et malheureusement aussi des Polonais, qui répandirent le bruit infâme que Bakounine était un agent du gouvernement russe. Cette calomnie l'a poursuivi jusqu'à la prison, grâce à un folliculaire de la Gazette Rhenane. Ce dernier racontait que Mme G. Sand avait dit qu'elle tenait pour sûr de M. Ledru-Rollin, lorsqu'il était ministre de l'Intérieur, que Bakounine était un employé de l'ambassade russe. Un des amis de Bakounine s'adressa directement